CHAPITRE ONZE
« Bienvenue à bord, amiral », lança le capitaine de la Liste Victoria Armstrong quand Michelle franchit la ligne peinte marquant la frontière officielle entre la station spatiale de Sa Majesté Héphaïstos et le HMS Artémis, son nouveau vaisseau amiral.
Le tube de grande taille qui reliait le hangar d’appontement numéro deux du croiseur de combat à la station spatiale était bondé à son arrivée. Cette situation avait changé de manière déconcertante quand le haut-parleur avait annoncé qu’elle se préparait à l’emprunter. Le flot qui l’animait dans les deux sens avait cessé pratiquement aussitôt, ceux qui n’étaient pas parvenus à en sortir se plaquant contre les parois et se faisant le plus petits possible tandis qu’elle en arpentait le centre, Gervais Archer et Chris Billingsley sur ses talons.
C’est chouette d’être l’amiral, avait-elle songé, non sans exercer un gros effort pour garder une attitude convenablement solennelle. Son envie de rire, toutefois, l’avait quittée abruptement à la sortie du tube, quand avait retenti le sifflet du bosco. Tandis que les saluts et autres opérations rituelles de la montée à bord se déroulaient autour d’elle, elle avait senti ses nerfs se tendre en un mélange d’impatience, d’exaltation et de nervosité.
Elle serra la main qu’on lui offrait.
« Merci, commandant », dit-elle à son tout nouveau capitaine de pavillon… qu’elle n’avait encore jamais rencontrée.
Armstrong était plutôt grande, d’une taille intermédiaire entre celles de Michelle et d’Honor. Elle avait les traits forts, les yeux vert sombre et les cheveux noisette. Elle était jeune pour son grade, même après un demi-siècle T d’expansion spatiale et plus de vingt ans de guerre – elle avait en fait plus de vingt-cinq ans T de moins que Michelle – et nul ne l’aurait considérée comme belle, ni même très jolie. Toutefois, il y avait du caractère dans son visage, de l’intelligence, et ses yeux paraissaient vifs.
« Comme vous le voyez, milady, reprit-elle en désignant de sa main libre l’activité bouillonnante et le chaos apparent qui régnaient dans le hangar d’appontement, nous sommes encore un peu occupés. » Elle avait dû hausser la voix pour se faire entendre par-dessus le brouhaha qui avait recommencé à s’élever dès que s’était achevé l’accueil officiel du nouvel amiral. « En fait, nous sommes bourrés de radoubeurs jusqu’à la gueule, j’en ai peur, ajouta-t-elle avec un sourire.
— Je vois ça, dit Michelle. Un problème particulier ?
— Des tonnes, répondit joyeusement Armstrong. Mais si vous parlez d’un problème susceptible de retarder notre départ, la réponse est non, j’en suis à peu près sûre. Les machines sont le département le plus au point, donc j’ai au moins la conviction que le vaisseau bougera quand on mettra les gaz. Il est possible que j’entretienne quelques doutes à propos d’un ou deux autres systèmes mais, d’une manière ou d’une autre, nous partirons à l’heure, milady. J’ai déjà prévenu le central d’Héphaïstos que, si j’y suis contrainte, j’emmènerai les radoubeurs avec moi.
— Je vois. » Michelle secoua la tête, souriante. Son premier soupçon – qu’Armstrong attirait, en guise de préliminaire, l’attention sur les ouvriers encombrant le hangar d’appontement avant d’expliquer pourquoi, s’ils ne partaient pas à l’heure, ce ne serait pas de sa faute – avait visiblement été mal inspiré.
« Il vaut sans doute mieux gagner l’ascenseur pour sortir de cet enfer, milady, reprit le capitaine de pavillon. Une fois les Portes refermées, nous nous entendrons réfléchir et vous pourrez me dire où vous voulez aller. Le capitaine Lecter et le capitaine Adenauer sont en ce moment sur le pont d’état-major. Cindy – je veux dire, le capitaine Lecter – m’a chargée de vous dire qu’elle savait que vous n’accompliriez rien au milieu de ce vacarme, donc qu’elle attend d’apprendre où vous désirez qu’elle se rende. Si vous préférez qu’elle et Adenauer vous rejoignent dans votre cabine de jour plutôt que sur le pont d’état-major, elles y seront dès que nous y arriverons nous-mêmes.
— J’aimerais bien voir mes quartiers, admit Michelle, mais j’ai encore plus envie de voir le pont d’état-major. » Elle désigna par-dessus son épaule Chris Billingsley, respectueusement resté près du lieutenant Archer, trois pas derrière elle. Si vous pouvez fournir un guide à Chris, ici présent, pour s’assurer que lui-même arrive à nos quartiers, je préférerais vraiment aller sur le pont. Ça me permettra de ne pas l’encombrer pendant qu’il se démènera et arrangera tout à la perfection. »
Armstrong jeta un coup d’œil à l’intendant, haussa un sourcil en repérant la grosse cage à animaux domestiques qu’il portait dans la main droite, puis haussa les épaules, gloussa et hocha la tête.
« Bien sûr, milady. Auriez-vous une objection à ce que mon second et mon officier tactique nous rejoignent également ?
— Au contraire, j’allais vous demander de les en prier.
— Parfait. En ce cas, il me semble que les ascenseurs sont de l’autre côté de ce tas de pièces détachées, quelque part. »
L’atmosphère devint en effet bien moins bruyante quand les portes de l’ascenseur se furent refermées. Les narines de Michelle s’évasèrent pour humer l’odeur de neuf du vaisseau. Rien ne valait réellement cela. Les dispositifs environnementaux à bord des vaisseaux de guerre de la Flotte étaient extrêmement efficaces pour filtrer les arômes les plus discutables que générait sans effort l’espace clos d’un bâtiment, mais il y avait une différence entre un air propre inoffensif et un air chargé de cet indéfinissable parfum de neuf. Avant que l’oncle Roger de Michelle ne commençât ses constructions militaires en réponse à l’expansionnisme éhonté de la République populaire de Havre, une partie du personnel spatial avait passé toute sa carrière sans percevoir ce parfum plus d’une fois. Certains ne l’avaient même jamais connu.
Elle, au contraire, ne comptait plus les fois où elle l’avait senti. C’était un détail, sans doute, mais de ceux qui mettaient en relief les énormes investissements réalisés en argent, en ressources, en effort industriel et en personnel entraîné. Le Royaume stellaire de Manticore était sans doute la plus riche entité politique de toute la Galaxie par rapport à sa taille, mais Michelle détestait songer au déficit qu’il s’imposait en bandant chacun de ses muscles pour survivre.
C’est moins cher que d’acheter un nouveau royaume, Mike, se dit-elle gravement avant de se secouer. Et il n’y a que toi qui sois assez perverse pour passer de « Bon sang, ce vaisseau a une odeur du tonnerre » à des inquiétudes concernant la dette nationale en trois dixièmes de seconde chrono. Ce qu’il te faut, c’est ton propre chat sylvestre. Quelqu’un comme Nimitz pour te botter le cul – ou te mordre l’oreille, ou je ne sais quoi – quand tu commences à déconner comme ça.
« Malgré les radoubeurs et les pièces détachées éparpillés, il semble que ce soit un très beau vaisseau, commandant, dit-elle à Armstrong.
— Oh oui, tout à fait ! Et je n’ai dû faire assassiner que trois concurrents pour être sûre d’en obtenir le commandement, acquiesça joyeusement son interlocutrice.
— Trois seulement ?
— Il y avait bien un autre candidat, admit Armstrong, pensive, mais il a demandé à être affecté ailleurs quand je lui ai fait remarquer ce qui était arrivé aux trois autres. Avec beaucoup de tact, bien sûr.
— Oh, bien sûr. »
Michelle parvint encore à ne pas ricaner, mais ce fut difficile. Peu de commandants de bord se seraient risqués à plaisanter aussi librement devant un vice-amiral qu’ils n’avaient jamais rencontré. Surtout un vice-amiral dont ils étaient le capitaine de pavillon. Cela ne gênait visiblement pas Armstrong, ce qui en disait long sur elle. Soit c’était un clown, soit elle avait assez confiance en ses compétences pour rester elle-même sans se soucier des conséquences.
Et Michelle ne pensait pas qu’il s’agît d’un clown.
Au fond, elle ressemble à Michelle Henke, admit-elle en elle-même. Mon Dieu, je me demande si l’escadre pourra survivre à deux numéros pareils.
« Ah, nous y voilà », dit le commandant quand l’ascenseur s’arrêta et que sa porte s’ouvrit.
Toutes les deux dépassèrent encore deux radoubeurs durant leur courte marche jusqu’à l’écoutille blindée du pont d’état-major de l’Artémis. Une bonne partie des travaux semblait tomber dans la catégorie « esthétique » – dissimulation de câbles électriques au sein des cloisons, peintures, éclairages et ainsi de suite – mais Michelle doutait de se montrer aussi décontractée qu’Armstrong si elle commandait un vaisseau censé partir pour une zone de guerre potentielle moins d’une semaine plus tard et encore enfoui sous un tel essaim d’ouvriers.
Sur cette pensée, elle franchit l’écoutille et pénétra sur le pont d’état-major vaste et frais, à l’éclairage doux, qui s’étendait devant elle.
Les quatre personnes qui l’y attendaient se mirent au garde-à-vous lorsqu’elle apparut.
« Règle numéro un, déclara-t-elle d’une voix aimable. À moins que nous ne cherchions à impressionner un potentat étranger ou à convaincre un journaleux que nous gagnons bel et bien nos salaires princiers, nous avons tous mieux à faire que perdre du temps à nous prosterner devant mon auguste personne.
— Bien, milady, répondit une blonde à l’aspect soigné qui mesurait au moins douze ou treize centimètres de moins qu’elle.
— Règle numéro deux, continua l’amiral en lui tendant la main, on m’appelle madame, pas milady, à moins que le potentat ou le journaleux en question ne soient présents.
— Bien, madame, dit l’autre femme.
— Et je suis contente de vous voir aussi, Cindy.
— Merci. Même si, après ce qui s’est passé sur Solon, je ne m’attendais pas à vous revoir de sitôt, déclara le capitaine de vaisseau Cynthia Lecter.
— Nous sommes deux, admit Michelle. Voici Gwen Archer, mon ordonnance », continua-t-elle en faisant signe à l’intéressé d’avancer. Elle sourit en voyant Lecter froncer le sourcil devant le prénom. « Et que son expression innocente ne vous trompe pas. Il a fini quatorzième de sa classe de tactique et il vient d’assumer une affectation d’officier tactique subalterne sur un croiseur lourd. »
Elle décida de ne pas expliquer quand et comment s’était déroulée ladite affectation. Cindy faisait assez bien son travail pour découvrir cette information – ainsi que la raison du surnom d’Archer – sans qu’on eût besoin de la lui offrir sur un plateau. Par ailleurs, cet entraînement lui serait profitable.
Lecter ne sembla pas perturbée que Michelle n’en dît pas davantage. Elle se contenta d’adresser un signe de tête et un sourire à Archer, lequel sourit en réponse, puis l’amiral se tourna vers le capitaine de frégate qui se tenait derrière son chef d’état-major, une femme considérablement plus grande, aux cheveux noirs.
« Et voici sans doute le capitaine Adenauer, devina-t-elle.
— En effet, madame », confirma l’intéressée en lui serrant à son tour la main. Elle était à l’évidence originaire de Sphinx, et son accent rappelait énormément celui d’Honor, quoique sa voix fût bien plus grave que le contralto de Michelle, sans parler du soprano de la duchesse Harrington.
« J’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous le dire, capitaine, reprit Michelle, mais votre accent m’est terriblement familier.
— Sans doute parce que j’ai grandi à trente kilomètres de Twin Forks, madame, répondit Adenauer en souriant. De l’autre côté de la ville par rapport à la duchesse Harrington. Mais nous sommes cousins au… cinquième degré, je crois. Quelque chose comme ça, en tout cas. Il faudrait que je demande à ma mère pour avoir plus de précision, mais à peu près tous les gens qui naissent à Duvalier sont parents d’une manière ou d’une autre.
— Je vois, acquiesça Michelle. Eh bien, j’ai rencontré le père et la mère de Sa Grâce et, si leur niveau de compétence tient de famille, je pense que vous et moi devrions très bien nous entendre, capitaine.
— Être parent de la « Salamandre » est en fait une manière de fardeau karmique, madame. Surtout pour un officier tactique.
— Vraiment ? » L’amiral gloussa. « Être son officier tactique ou son second aussi. Deux positions que j’ai occupées dans les ombres indistinctes de ma propre jeunesse.
— En parlant d’officiers tactiques, intervint Armstrong, puis-je vous présenter le mien, Wilton Diego ?
— Capitaine Diego », dit Michelle en tendant à nouveau la main, espérant que l’intéressé n’eût pas remarqué la pointe de douleur aiguë, mordante, qu’elle venait de ressentir. Ce n’était pas la faute de Diego, mais son nom de famille lui rappelait son dernier capitaine de pavillon, Diego Mikhailov.
Par bonheur, ce capitaine de frégate trapu, aux épaules larges, avait le teint aussi pâle que Lecter et les cheveux aussi roux qu’Archer. Il ne ressemblait en rien à Mikhailov. Par ailleurs, s’il avait constaté son petit sursaut, il ne le montra pas.
« Amiral, dit-il en lui serrant fermement la main.
— Je suis sûre que vous avez hâte – de même que le commandant – d’être débarrassé des radoubeurs, capitaine.
— Vous ne vous trompez pas, mil… madame, répondit-il avec ferveur. Cela dit, le poste tactique est opérationnel. Je serais toutefois bien plus heureux sans les interférences qui arrivent aux moments les plus inopportuns. Quand un radoubeur coupe le courant parce qu’il lui faut changer un élément de chauffage dans les circuits d’assainissement, ça retire un peu de réalisme aux simulations.
— Je sais, dit Michelle avec une compassion soigneusement mesurée.
— Et voici Ron Larson, mon second, continua Armstrong en faisant signe au quatrième et dernier officier de s’avancer.
— Capitaine Larson. »
La poignée de main de Larson était aussi ferme que celle de son commandant, bien qu’il mesurât une demi-tête de moins. Aussi brun qu’Adenauer, il avait les yeux d’un curieux gris ardoise et portait une barbe luxuriante quoique taillée avec soin qui lui donnait un vague air de pirate. Quelque chose en lui, elle n’aurait su dire quoi, rappelait à Michelle Michael Oversteegen. Avec de la chance, ce ne serait pas une arrogance inaltérable. Elle avait toujours apprécié Oversteegen et respecté ses compétences, mais cela ne signifiait pas qu’elle aimât tous les aspects de sa personnalité.
« Amiral du Pic-d’Or », répondit Larson tandis que cette pensée la traversait, et il devint évident que, quel que fût le point commun des deux hommes, ce n’était pas une morgue aristocratique. Pas avec ce timbre grondant des montagnes de Gryphon, assez sonore pour scier du bois.
« Laissez-moi deviner, dit-elle avec un petit rire. Le capitaine Adenauer a grandi à cinquante kilomètres de la duchesse Harrington, et vous, vous avez été élevé à cinquante kilomètres de ce qui est devenu le duché de Harrington, c’est bien ça ?
— Non, madame, fit Larson avec un sourire, en fait je suis né et j’ai été élevé de l’autre côté de la planète. Cela dit, elle est assez petite.
— Presque un voisin », acquiesça Michelle. Elle lui lâcha la main, recula d’un pas et s’adressa à l’ensemble de ses officiers. « D’ici quelques minutes, je vous demanderai de me faire faire une visite guidée. J’avais Michael Oversteegen et le Victoire originel dans ma dernière escadre, donc je connais les grandes lignes de la classe, mais je suis sûre que l’Artémis abrite des nouveautés et je veux toutes les voir. J’aimerais cependant d’abord vous dire quelques mots à propos de notre mission telle que je la comprends pour le moment. »
Les sourires cédèrent la place à des expressions sobres et concentrées. Voir ses subordonnés changer de longueur d’ondes en même temps qu’elle lui inspira une approbation mentale.
« J’ai une réunion prévue avec les services de l’amiral Givens demain matin à l’Amirauté, continua-t-elle. Cindy, j’aimerais que le capitaine Armstrong et vous m’accompagniez. Et j’ai une autre réunion le lendemain, cette fois avec l’amiral Hemphill, à ArmNav.
— Bien, madame, dit Lecter, tandis qu’Armstrong acquiesçait.
— Je ne m’attends pas à de gros imprévus, reprit Michelle. D’un autre côté, il m’est arrivé par le passé d’être surprise. J’admets même qu’une fois ou deux je me suis fait mordre le derrière. En supposant que ça n’arrive pas dans le cas présent, toutefois, les paramètres fondamentaux de nos ordres sont assez clairs. Nous espérons sûrement tous que le sommet entre Sa Majesté et la présidente Pritchart donnera de bons résultats. Hélas ! nous ne pouvons pas y compter. Et, hélas ! également, nous ne serons pas là quand ça se produira – si ça se produit. Au lieu de cela, nous serons dans le Quadrant de Talbot, à agiter le drapeau et à nous assurer qu’aucune âme mal intentionnée ne nous cause d’autres ennuis.
» Je ne doute pas que vous vous soyez tenus au courant des événements du Talbot. Au vu des changements politiques qui s’y sont produits, nous devons prendre l’habitude d’appeler l’amas par son nouveau nom, le Quadrant, mais je crains que cela ne change aucune des réalités déplaisantes de la région. Jusqu’à ce que l’état-major se réunisse et que nous recevions nos instructions définitives, nous ne pourrons pas planifier grand-chose, mais je sais depuis longtemps que, plus on est nombreux à étudier un problème, plus il y a de chances pour que quelqu’un pense à quelque chose qui n’a pas effleuré les autres. Je voudrais donc que vous réfléchissiez aux questions suivantes.
» D’un point de vue militaire, notre responsabilité principale sera d’assurer l’intégrité physique du Quadrant, de protéger la vie, la personne et les biens des nouveaux sujets de Sa Majesté. Et cela, mesdames et messieurs, contre n’importe quelle menace, de qui – et d’où – qu’elle vienne. Pour être sûre de bien me faire comprendre, je vous précise que cela inclut spécifiquement la Ligue solarienne. »
Elle croisa tous les regards tour à tour. Il n’y avait plus le moindre sourire sur le pont d’état-major.
« L’amiral Caparelli, le comte de Havre-Blanc et le baron de Grandville ont été parfaitement clairs, continua-t-elle au bout d’un moment. Nul ne veut d’une escarmouche avec la Ligue. Dieu sait qu’une guerre contre les Solariens est la dernière chose dont nous avons besoin. Mais l’Assemblée constituante de Fuseau a ratifié la Constitution de l’amas, y compris tous les amendements souhaités par Sa Majesté. En conséquence, les citoyens représentés par cette assemblée sont désormais manticonens, mesdames et messieurs, et ils seront défendus en tant que tels par la Flotte de la Reine. »
Elle marqua une nouvelle pause pour laisser à ses interlocuteurs le temps d’assimiler ses propos.
« Notre deuxième responsabilité militaire, reprit-elle ensuite, sera de procurer le soutien que pourront demander au vice-amiral Khumalo la baronne de Méduse ou n’importe lequel des gouvernements planétaires du Quadrant. Malgré la ratification, nous avons de bonnes raisons de penser que la campagne terroriste du système de Faille n’est pas achevée. Le groupe a subi de graves revers et perdu beaucoup de ses capacités, mais ces gens-là sont emplis de colère. Les terroristes eux-mêmes – en particulier leur chef et leurs principaux responsables – sont probablement encore plus furieux qu’ils ne l’étaient, à présent que la Constitution a été ratifiée par leur parlement, et ils ont donc peu de chances de s’acheter une conduite. Je m’attends en revanche à ce que la colère qui poussait quiconque n’appartenant pas à ce comité central commence à s’évanouir une fois entrés en vigueur au sein des couches populaires les articles de la Constitution concernant les droits civils. Je crois aussi que la croissance économique dont va bénéficier le Quadrant tout entier dans un avenir proche érodera encore plus le soutien à Nordbrandt et à ses fanatiques du FLK chez qui voyait en eux des combattants de la liberté ou un mouvement de libération plutôt que des meurtriers de sang-froid. Cela va toutefois prendre un peu de temps, et Sa Majesté préférerait certainement qu’aussi peu que possible de ses nouveaux sujets soient tués par ces idiots dans l’intervalle.
» Notre troisième responsabilité sera de jouer notre rôle de première brigade des pompiers de la baronne de Méduse et du vice-amiral Khumalo. Bonne nouvelle, nous allons assister à une augmentation régulière du nombre d’unités légères au sein de l’amas. Il est prévu de déployer assez de BAL pour en fournir au moins un groupe à chaque système stellaire, afin d’assurer une prévention élémentaire de la piraterie et un soutien aux douanes locales en raison de l’accroissement de la circulation attendue dans la région. Ce projet ne se réalisera pas avant un moment, car la Huitième Force et la défense du système de Manticore ont grand besoin de porte-BAL. Dès que ces derniers pourront être libérés, toutefois, ils se mettront en route. En attendant, il appartiendra à nos unités de couvrir les systèmes les plus exposés.
» Voilà qui mènera quasi inévitablement à une dispersion de nos forces mais, dans l’avenir immédiat, nous n’y pouvons rien. Par ailleurs, malgré l’expérience de la Spatiale en matière de protection du commerce et de défense des systèmes, nous n’avons encore jamais dû assurer la sécurité d’une nation stellaire répartie sur un tel volume d’espace, aussi devrons-nous inventer une partie des règles en jouant. Dans un premier temps, nous allons donc être un peu gênés aux entournures mais, à tout le moins, tout le monde est au courant, et l’Amirauté fera de son mieux pour nous procurer les outils dont nous aurons besoin : nous attendons au moins deux flottilles complètes des nouveaux vaisseaux de classe Roland, ainsi que des Victoires et des Saganamis-C supplémentaires. Les Agamemnons rejoindront la Première, la Troisième et – surtout – la Huitième Forces, mais nous aurons les Victoires en compensation. »
Elle s’interrompit en voyant Adenauer lever la main.
« Oui, Dominica ?
— Vous voulez dire que tous les Agamemnons sont envoyés sur le front, madame ?
— Exactement. Les Victoires ont été conçus pour ce genre de mission. Nous sommes plus gros que les Agamemnons, nous avons des équipages plus importants et plus de fusiliers. Et nous ne sommes pas conçus spécifiquement pour les capsules. Les Agamemnons peuvent charger les leurs avec des Mark 23, alors que nous sommes limités aux Mark 16. »
Son interlocutrice hocha la tête, bien qu’elle ne vît manifestement pas en quoi ce point était significatif, compte tenu du rôle traditionnel et de la doctrine tactique des croiseurs de combat.
Cependant, le capitaine Adenauer était encore moins informé du système de contrôle de feu Apollon que ne l’avait été le contre-amiral Henke avant la bataille de Solon… et considérablement moins que le vice-amiral ne comptait l’être d’ici quelque deux jours.
Et ce n’est pas le moment de lui en parler, songea Michelle. « Selon moi, un autre aspect du raisonnement de l’Amirauté est que les Havriens disposent aussi de MPM, alors que ce n’est pas le cas des Solariens – du moins autant que nos services secrets aient pu nous l’apprendre. Les dernières modifications des têtes laser vont considérablement augmenter la puissance des Mark 16, lesquels, si nous affrontons les Solariens, auront aussi une portée bien supérieure à celle de tous leurs missiles. Ce qui n’est malheureusement pas le cas en ce qui concerne Havre. »
Comme Adenauer hochait à nouveau la tête, cette fois plus fermement, Michelle haussa les épaules.
« À moins que les plans actuels ne changent – et Dieu sait que ça risque d’arriver –, nous verrons un total d’au moins deux, sans doute trois, escadres de Victoires dans l’amas au cours des prochains mois. Et, toujours à la même condition, elles seront réunies en ce qui s’appellera la Dixième Force. Si j’ai bien compris, le vice-amiral Khumalo demeurera commandant de la base de Talbot, dans laquelle sera intégrée la totalité du Quadrant. La Dixième Force tout juste activée en sera la composante spatiale principale, dont l’Artémis deviendra le vaisseau amiral. »
Les yeux de Cynthia Lecter s’écarquillèrent et Michelle retint une envie de rire devant son expression. La sienne propre, quand Cortez et le Premier Lord de la Spatiale Caparelli lui avaient dévoilé cette petite surprise supplémentaire avait été bien plus abasourdie.
De prisonnière de guerre à commandant de force en un bond agile, songea-t-elle. Que serait la vie sans ces petites surprises pour nous tenir éveillé ?
« C’est, euh… la toute première fois que j’entends dire ça, madame, lâcha le capitaine Armstrong au bout d’un moment.
— J’ai dit que les plans étaient susceptibles de changer, commandant, fit-elle remarquer. Malgré cette réserve, je dois admettre que l’amiral Caparelli et l’amiral Cortez m’ont affirmé ne pas s’attendre à ce que cet aspect-là change. Je le mentionne à ce stade parce que nous devons tous commencer à réfléchir en dehors du contexte de l’escadre unique. Pas dans l’immédiat, bien sûr, mais je tiens à ce que nous nous rappelions ce qui arrive à l’horizon – et pas seulement en raison des implications quant à nos responsabilités. Quand nous commencerons à nouer des relations avec les Talbotiens – ainsi, d’ailleurs, qu’avec tous les Solariens du voisinage –, ce devra être en sachant que, d’ici très peu de temps, vous serez respectivement capitaine de pavillon et officiers d’état-major non d’une escadre de croiseurs de combat mais de toute une force. Il nous faut prendre garde au type de rapports que nous établissons avec les Talbotiens, et nous montrer dès le départ à la fois fermes et prudents en ce qui concerne les Solariens. »
Des têtes se hochèrent gravement et Michelle leur rendit la pareille.
« Outre les aspects purement militaires de nos devoirs dans le Talbot, continua-t-elle, il existe des aspects diplomatiques. Pour le moment, hélas ! les deux sont assez… intimement liés, dirons-nous. Non seulement cela, mais tout le Quadrant se trouve dans une période de transition. Nous allons néanmoins devoir mener quelques missions surtout diplomatiques, même si, officiellement, tous les systèmes stellaires ayant ratifié la Constitution sont désormais membres de l’Empire stellaire de Manticore. »
Elle se demanda si cette dernière appellation paraissait aussi bizarre aux oreilles de ses auditeurs qu’aux siennes.
« Il va leur falloir du temps pour s’adapter à leurs nouvelles relations avec nous et les uns avec les autres, continua-t-elle. En attendant, nous allons donc encore jouer un rôle évoquant celui d’arbitre entre des entités indépendantes. Il nous faut cependant nous comporter de manière à indiquer clairement qu’en ce qui nous concerne l’annexion est un fait accompli. Et il est tout aussi important de le faire comprendre aux systèmes stellaires – et aux flottes – de quiconque n’a pas ratifié la Constitution. Je pense en particulier aux systèmes tels que la Nouvelle-Toscane, mais cela s’applique aussi à la Direction de la sécurité aux frontières et à la Ligue solarienne en général.
» Et, bien sûr, à nos très nombreux moments perdus, nous remplirons toutes les petites fonctions qui incombent à une flotte : chasser les pirates, interdire le commerce d’esclaves et, en règle générale, contrarier le plus possible ces salopards de Mesans, mettre à jour les cartes, explorer de possibles dangers pour la navigation, assister les vaisseaux en détresse, porter secours aux victimes de catastrophes, et tout ce qui pourra se présenter d’autre.
» Des questions ? »
Les cinq officiers s’interrogèrent du regard durant plusieurs secondes puis reportèrent leur attention sur elle.
« Je pense que tout est raisonnablement clair, madame, dit Armstrong. Notez bien que je n’ai pas dit que ça avait l’air facile, juste clair.
— Oh, croyez-moi, commandant, si j’avais entretenu le moindre soupçon que l’Amirauté, dans sa grande bonté, voulait confier une mission simple à une prisonnière de guerre récemment libérée, il aurait été balancé dans l’espace lors du premier briefing que m’a donné l’amiral Givens. Et, après celui de demain, vous serez tous aussi conscients que moi de la masse de travail qui nous attend. Cela dit, je suis sûre que jouer avec les nouveaux vaisseaux à mesure qu’ils seront mis à notre disposition sera amusant. Malheureusement, une autre chose dont je suis sûre, c’est qu’aucun de nous ne volera sa solde. »